La poste moderne ferme à 5:13:02

Modifiée le : 02/10/2014

Il était une fois des prétentions littéraires

Belloboidor Man

“Père mort, mère morte, oncles et tantes morts, cousins morts.”

“C’est un bien joli caveau de famille que tu as là.”

“100 ans j’ai dormi pour obtenir ce résultat.”

“Les fleurs doivent pousser comme rien dans une terre pareille.”

“C’est pas aussi bien qu’on croit”.

- Je suis à cran ces temps-ci, dit Edouard, voilà.

- C’est vrai, tu es à cran. C’est d’ailleurs assez pénible, répond Isabelle.

- Toi-même, tu n’es pas des plus faciles à vivre, ma chérie.

- C’est vrai, ces temps-ci, je suis à cran.

- Oh! Toi aussi, donc.

- Oui, moi aussi.

- Leurs Majestés ne se sentent-elles pas mieux déjà?, demande le conseiller conjugal; est-ce que d’avoir pu se parler, elles ne se sentent pas déjà mieux?

- Ce serait trop facile, dit Edouard, nous sommes si fâchés… Si fâchés qu’on ne saurait dire.

- Nous voudrions un enfant, dit Isabelle.

Edouard et Isabelle sortent du cabinet de consultation. Ils retrouvent les coussins tendus d’hermine et le chauffeur de la Rolls. Protégés par les vitres blindées, ils s’enfoncent jusqu’au château dans l’épais trafic du royaume. Sur le trajet, Edouard arrache par poignées les poils blancs de son siège, Isabelle martyrise à coups de dents l’ongle de son pouce. La foule les acclame depuis les trottoirs pullulant de femmes enceintes.

- Alors, Sire, cet oracle?, demande le Grand Chambellan qui les accueille au bout d’une double rangée des domestiques.

- Il avait la poignée de main molle et moite, dit Edouard. Ça n’a pas donné grand chose, il faut bien le reconnaître...

- Pour que le fils tue son père et épouse sa mère, mieux vaut pas d’enfant d’après lui, dit Isabelle. Mais on se contenterait bien d’une fille. Edouard est d’accord.

- Si vos Majestés le permettent, je conseillerais pèlerinages, vœux, villes d’eaux et menues dévotions.

- Au point où on en est…, répondent Edouard et Isabelle.

- Quel bel unisson, commente un hallebardier.

- On ne sait trop quand ils ont commencé. C’était comme s’ils n’avaient jamais rien dit d’autre. Ils le disaient sur tous les tons, parfois en canon, parfois en cœur : un langage expressif à une seule phrase, comme un miaulement de chat. “Ah! si seulement nous avions un enfant!”

- Je croyais qu’ils s’étaient mis d’accord sur une fille?

- Oui, je sais. Ils vivaient au milieu de 21 hautes tours en moellons de Bourgogne de 30 x 40 x 20 centimètres, de 3.647 créneaux courrant le long du chemin de ronde, de 24.638 marches d’escaliers, montantes et descendantes, de portes innombrables en chêne, en acier, en pin, en bois des îles, s’ouvrant et se refermant sur des salles gigantesques artistement décorées, dévolues chacune à une occupation précise – telle une salle à manger les œufs brouillés du lundi 12 mai avec une fourchette à manche de corne, telle une salle de bain tiède pour se tailler la barbe en pointe et légèrement retroussée, telle une salle de bal pour se tenir les mains, assis côte à côte, au bord d’un fauteuil Louis XVI en regardant valser les débutantes, et une autre salle de bal, non loin, pour se regarder les yeux dans les yeux, brûlants d’une chaste passion, dans l’ignorance totale des débutantes qui valsent, telle une salle de douche pour conclure la partie de tennis du vendredi saint – celle que ma mère gagna haut la main 6-3, 5-6, 6-0 (piquant au vif l’orgueil de mon père – il dut bien le reconnaître – avec une pointe de couteau à pamplemousse de jade) – telle une salle à embrasser, sur fond de velours rouge, les présidents de jeunes démocraties parlementaires sud-américaines en visite officielle, tel un bureau ovale où réunir les chevaliers du royaume le 9 septembre et leur faire part des inquiétudes économiques de leur souverain en surveillant du coin de l’œil les sourires entendus de la ministre des finances et du secrétaire d’Etat à l’aide au développement, telle une chambre à torturer d’irresponsables gauchistes pris en flagrant délit de graffiter les murs d’enceinte (pourtant fraîchement sablés) de slogans anarchistes pleins de fautes d’orthographe. Malgré cette attention maniaque, ce souci du moindre détail, papa et maman s’entêtaient dans l’indéfini : “un enfant” plutôt “qu’une fille”.

- Comme tu as du souffrir.

- On me nomma Fleur d’Épine.

Un long soupir s’échappe des narines d’Isabelle. Elle retourne son Bob Morane à côté de la baignoire et d’un index ramolli agace le bec de son canard. L’animal plonge, remonte aussitôt, son sourire de celluloïd en travers de la tête.

“Ah!, dit-elle, si seulement nous avions un enfant!”

S’ils avaient un enfant, elle et Edouard pourraient enfin sortir du bain et rentrer au bercail. Après deux mois à Baden-Baden, après six semaines dans les bulles de Spa, voilà bientôt quinze jours qu’ils macèrent dans les thermes de Bath. La pulpe de leurs doigts n’a pas déplissé depuis le début du voyage.

Les narines d’Isabelle s’enflent d’un long soupir tandis que le canard dérive et rebondit contre un téton affleurant.

“Et pourquoi un enfant, après tout?”

Elle repousse les assauts du canard en plastique.

“Non mais c’est vrai quoi je veux dire… Pourquoi un enfant? D’où c’est que ça nous vient, à Edouard, à moi, cette idée fixe d’avoir un enfant à nous, hein? D’où c’est y que ça nous vient? Faut-il qu’on s’ennuie à ce point?”

Isabelle bat des jambes à faire mousser l’eau minérale. Des vagues s’élèvent au-dessus du tub et se fracassent contre les bords dans des gerbes d’écume scintillante. Très vite, le canard virvolte sur la crête des lames avant d’être happé par les rouleaux. Il coule, émerge, recoule, réémerge, et finit par tomber sur le rebord, mou et délaissé par les éléments furieux. Isabelle arrête la tempête, tend un long bras finement tourné cueille son canard et le repose bien droit sur les flots. Elle saisit son Bob Morane et le jette à travers la pièce.

-J’en ai marre des romans d’aventures, crie-t-elle, de toute cette nature à l’hostilité truquée. Je veux un enfant.

- Un femme sublime, cette Dolorès!

- Quelle folie ce devait être, tout ce merveilleux, la fusion de deux astres!

- De toute beauté. Elle était vraiment de toute beauté, et une de ces prestances.

- Vous avez du vivre une passion rare. Vous tout contre elle. Elle tout contre vous. Le froissement de sa chevelure mordorée à votre oreille.

- Vraiment mignonne. Ses caprices de femme-enfant m’attendrissaient.

- Vous baigniez côte à côte dans la tendresse. Dans le miel onctueux de la tendresse humaine. Main dans la main vous regardiez le paysage.

- Un peu trop replète, quand même. Et elle ne supportait pas mes remarques sur tout ce sucre qu’elle versait dans son bol alimentaire.

- Le célibat se porte peu dans un royaume comme le nôtre. Au moins vous n’étiez pas seuls. Vous n’aviez pas froid la nuit entre vos draps.

- L’affaissement des sentiments. La soumission de ses protubérances à l’attraction terrestre. En réaction, le durcissement de son attitude. Ça devenait difficile.

- Alors vous avez rencontré quelqu’un.

- Isabelle. Une femme sublime, un port de reine ! Dolorès ne l’a pas supporté.

- Vous l’avez vue sortir de l’onde, infiniment gracieuse et parfaitement récurée. Cette pureté vous a fasciné, pour ne pas dire pétrifié dans ce costume de maître-nageur qui moulait si bien vos pectoraux.

- La culpabilité : Dolorès l’a lue tout de suite sur mon visage. Elle l’a perçue dans les blancs de mon élocution, dans la raideur de mes phrases

- Sans réfléchir, vous lui avez posé sur les épaules une chaude serviette-éponge. En velours de coton, légère et enveloppante comme un baiser mouillé.

- Il lui a fallu à peine quatre mots dans ce langage des sourds muets qu’elle connaissait je ne sais comment. “Deviens qui tu es!” : ses paroles sont gravées dans ma chair.

- Une chair tendre et blanche qui palpite sous la peau verte.

- Deux ou trois signes et pouf! : j’étais un pustuleux crapaud. Une vraie sorcière avec un caractère de cochon.

- Mon pauvre ami.

- Voyez comme j’en pleurniche. Toujours je pleurniche quand je raconte cette histoire.

- Regarde, regarde! C’est la Princesse qui passe à moto avec sa camériste; deux superbes poulettes, deux royales comètes, aux chevelures étincelantes flottant dans leur sillage, bannières vivantes de magnésium. Elles s’engouffrent sans ralentir dans la nébuleuse de l’échangeur, elles méprisent l’embouteillage, elles prennent la voie lactée.

- Où donc ainsi vont-elles, montées sur ces bolides aux luisants carénages? On les dirait chevauchant des panthères noires assoiffées de sang. Ecoute comme elles rugissent le long des panneaux publicitaires tandis qu’elles doublent l’une après l’autre les Ford Mustang et les Jaguars.

- Regarde, regarde, la grimace des chauffeurs de coupé-sports quand ils voient grandir les bécanes dans leur rétroviseur. Ils enragent de revenir sur les bandes lentes. Ils marmonnent des insultes entre les parois sécurisées de leur habitacle et parfois même tirent la langue ou composent une gestuelle obscène.

- Ils dressent bien haut leur majeur tout en pliant les autres doigts, n’est-ce pas?

- Je ne comptais pas entrer dans ces détails.

- Mais où donc vont-elles ainsi à cette allure insensée, moulées comme des accessoires sexuels dans leurs emballages de cuir? Ecoute comme les motos gémissent lorsqu’elles effleurent le garde-corps.

- Les voilà qui quittent l’autoroute sans que l’on sache… Brusque caprice? Ou trajectoire calculée?

- Les voilà qui freinent et s’engagent dans le chemin creux de la forêt. Regarde, regarde l’ombre des feuillages alternée de soleil qui dessine sur leurs combinaisons des arabesques militaires.

- Ou des tests de Rorschach.

- Ou des toiles de Michaux.

- Ou des pochettes de Jimi Hendrix.

- N’entends-tu pas comme elles chuintent, toutes ces métaphores stupides? Comme elles cisèlent un écho altéré de références savantes aux sources qui suintent doucement entre les mousses?

- Oui. C’est assez joli. Quoiqu’un peu kitch.

Sa Majesté Edouard écrit au stylo à bille dans son journal intime. La plume d’oie serait de rigueur mais, pour les gauchers, c’est un calvaire : la main étale les mots frais sur son passage. Ça macule et on ne peut plus rien lire. Edouard n’est pas gaucher, mais il est solidaire. Le stylo à bille participe d’un idéal d’égalité et de justice. Un idéal sur lequel il a du s’asseoir pour remplir ses royales fonctions, il doit bien le reconnaître, mais qu’il sent toujours à travers les coussins quand il prend place sur le trône. Certains jours, il en a mal au cul. Ecrire au bic l’apaise.

L’ustensile est un cadeau d’Isabelle pour le Noël d’il y a trois ans : une pièce unique couverte de rubis. “C’est joli”, avait-il dit en ouvrant le paquet. “Quoiqu’un peu kitch”, avait-il pensé par la suite.

“Otton de Brunswick m’envoie une carte postale de Bouvines. On y voit une plaine, un pré vidé de ses vaches au fond duquel des gentilshommes prennent des poses d’haltérophiles. ‘Philippe Auguste entouré des chevaliers des provinces royales et des gens des communes’ dit la légende. Otton a ajouté à la main : ‘On va en faire de l’Appfelstruddel’.

Hier, j’ai reçu un signal de fumée de la part de Sitting Bull : un gros nuage très travaillé aux senteurs de poudre et poils brûlés, qui m’annonçait la déroute de Custer sur les berges de la Little Bighorn River.

Demain, ce sera sans doute Thémistocle, ou Xerxès, qui téléphonera de Salamine pour me raconter dans le détail des estocades l’issue de leur touché-coulé; pour me vanter la mer Egée rougie du jus des braves.

Ils s’amusent, ils s’amusent, pendant que je signe des chartes commerciales et des édits de tolérance; que j’accueille des délégations de paysans et des associations de consommateurs; que j’octroie des franchises et lève des taxes. Je fabrique la conjoncture en silence tandis qu’ils se taillent une réputation dans la tripaille et les cris. Je m’emmerde.

Entre Isabelle et moi, ça ne s’améliore guère. Les tirades qu’elle m’adresse – ‘Mais qu’attends-tu, couard / Va-t-en et me délaisse / Retrouve donc tes maîtresses / J’me saoulerai seule dans le noir’ – me donnent envie de la fuir tant elles m’obligent à rester, à écouter sa rengaine; même si je dois reconnaître quelques changements récents. Elle a renoncé aux romans d’aventure et s’est prise d’une sollicitude toute nouvelle pour les grenouilles écrasées. La voilà à faire creuser des tunnels sous mes autoroutes. ‘Il faut rendre aux batraciens leur mobilité migratoire’, dit-elle ‘ce quadrillage n’est pas naturel!’. Elle s’agite, elle s’agite. Elle s’occupe. Parfois la crainte m’assaille qu’elle ne me dissimule autre chose dans ces tunnels pour crapauds… Ah si seulement nous avions un enfant!”

Derrière nous, les bécanes garées ramollissent l’atmosphère.

Nous marchons sous les branches. Le chemin crisse sous les bottes. Nous titubons saoulées encore de vitesse au rythme de la forêt qui grince et s’étire en rêvant de synthèse chlorophyllienne. A ma gauche, plantés dans un tapis d’humus, de bébêtes grassouillettes, d’écureuils méritants, les arbres montent en hautes colonnes glabres vers le plafond de feuilles d’où pleuvent les éclats d’émeraude. A la droite de la Princesse… C’est pareil. A l’exception d’une famille de promeneurs en short, assise en rang sur un tronc, qui nous regarde passer en mâchant des tartines. La mie blanche du pain au lait et la peau blanche de leurs mollets luisent doucement dans l’ombre des hêtres. “Guten Tag”, nous disent-ils la bouche pleine. La Princesse répond “guten Tag”. Je me contente d’opiner du chef. J’ai l’allemand trop médiocre.

Nous poursuivons le chemin de graviers qui s’enfonce maintenant dans une odeur de terre fraîche, préservée de la chaleur par deux talus recouverts de galettes de mousse. Un peu plus à chaque pas, la décomposition silencieuse des feuilles mortes remplace le grondement de l’autoroute tandis qu’un oiseau diffuse en continu des appels au calme du haut de la ramure. “Tsyep tyip tyip tsyep tyip…”, nous chante-t-il.

“Tsyep tyip tyip tsyep tyip…”, répond la Princesse.

Des cours de langue. Il faut que je m’y mette. Le japonais peut-être.

Les grands arbres défilent lentement le long de notre route, bercés par la brise verte. De loin en loin, hors des flancs spongieux du sentier, les géants poussent une racine que la Princesse empoigne et remue doucement comme elle serrerait la main d’admirateurs paraplégiques; son visage est masqué par un sourire flottant. Elle prend l’air d’écouter le craquement de leurs fibres. Je me demande si elle se fout de ma gueule et quelle langue il faudrait que je lui parle pour qu’elle s’intéresse un peu à moi — moi qui la suit partout, lui brosse les cheveux, lui tisse de jolis bracelets, moi qui lui bûcheronne des descriptions forestières...

Et brusquement au détour d’un buisson, les feuillages s’écartent. Nous débouchons sur une clairière incurvée où poussent en désordre des boutons d’or, des marguerites et des coquelicots. Devant nous, au milieu des herbes folles, le chemin se divise en deux bras de terre enserrant un vaste étang où s’étalent les nénuphars en fleurs.

“Voilà un décor bien planté, n’est-ce pas?”, dis-je avec satisfaction.

Se tournant vers moi, la Princesse semble enfin prendre conscience de ma présence. “Georgette, j’ai peur. J’ai peur que ce que nous pourrions découvrir à son tour nous dénude.”

“Un salaud, un connard, un pancréas de mouche, un pauv’type, un enculé, une pine d’huître, un snobinard, un sac à merde, un avorton, un nain de jardin, un tas de fiente, un suceur d’hypophyse, une raclure de bidet, un gratte fesse, un playmobil, un foie jaune, un cocu, un staphylocoque, une tronche d’anus, le roi des clowns,…”.

Est-ce une déclaration de guerre que lit-là le Grand Chambellan, au garde-à-vous devant le trône? Ne sont-ce pas plutôt des insultes de femme jalouse qu’il déroule, du bout des lèvres, lilas d’indignation? Ce Grand Chambellan par ailleurs correspond-il bien à sa tâche ou ne fait-il qu’affecter l’attitude subalterne et le balais dans le cul? Que pense secrètement le Grand Chambellan d’avoir à déclamer cette collection quand le roi pourrait lui-même le faire, dans l’intimité? Sa Majesté d’ailleurs n’aurait-elle pas intérêt à lire cette liste à voix basse, en murmurant seulement; voire sans rien prononcer? Mais, dans ce cas, cette lecture, devenue brusquement solitaire, ne précipiterait-elle pas définitivement ces mots sous le niveau de la ceinture, en les lestant d’un grave implicite? Le retrait du souverain dans ses appartements privés, le rouleau de papier à la main, ne laisserait-il pas flotter dans son sillage le voile d’une faute? Les courtisans n’entendraient-ils pas, dans le claquement diminuendo des talons du roi, la scansion d’un aveu autrement imprononçable? Et dès sa disparition dans l’ombre de quelque cabinet secret, les chuchotements n’envahiraient-ils pas la salle du trône comme un essaim de mouches à merde? Des rumeurs d’adultère, de maîtresse abandonnée et jalouse, de mœurs dissolues, et in fine de piteux retour dans le giron du mariage, ne se répandraient-elles pas entre les collerettes, les perruques et les sabres de carnaval? Comment éviter dès lors que la reine elle-même n’en vienne à devoir prendre acte des frasques de son époux? Et dans de telles conditions un divorce ne devrait-il pas être envisagé? Mais ainsi l’attente d’un heureux événement, la grossesse d’Isabelle, ne virerait-il pas à la situation délicate? Isabelle doit-elle demander des comptes à Edouard ou serait-il plus judicieux de faire la sourde oreille? Edouard de son côté n’a-t-il pas fermé les yeux en d’autres occasions? Pourrait-il sans risque donner sa main à couper en paiement des doutes qu’elle prît jamais son pied avec un amant de passage? Ne feint-il pas la confiance qu’il affiche à l’égard des vertus curatives du thermalisme multinational auquel les uns et les autres sont instamment priés de croire à la vue du bidon rebondi qu’arbore fièrement leur souveraine?

Et voilà que la main d’Edouard, un peu lasse mais néanmoins animée d’une volonté déterminée, s’est décollée de l’accoudoir où elle reposait mollement et s’est dressée jusqu’à hauteur du visage de son propriétaire en un signe indubitable qui intime au Chambellan d’interrompre sa lecture – bien que la liste qu’il déroule soit prometteuse encore – et qui impose le silence dans la salle du trône, où froufroutent les robes de soie sur les quilles des nobles dames, où tintent les décorations sur l’excès de poids des chevaliers du Bain, où sonnent le pincement des cordes entre les ongles des troubadours, car sous le grand dais écarlate, le roi, qui il y a quelques minutes encore jouait du bout des doigts, de ses doigts si graciles, à plisser la peau de son front et soufflait des bulles d’eau de vaisselle en direction des courtisans, qui s’est maintenant redressé sur son siège pour y incarner d’un coup d’un seul par sa pose toute la dignité de sa fonction – laquelle, si elle lui octroie de manger du caviar à la louche, lui impose aussi parfois d’être à la hauteur de ce genre d’arbitrage (sous quelle catégorie, diplomatique ou mondaine, subsumer ces substantifs?) – Edouard, oui, de cette voix suave probablement entretenue par l’ingestion nocturne de force Jack Daniels et tabac saucé de Virginie, va parler :

“Non… Non, Nous ne croyons pas. Nous ne croyons pas qu’il faille inviter ces gens-là au baptême. Et puis le roi des clowns est incapable de se tenir à table. Non… Non, Nous préférons qu’on invitât plutôt toutes les fées de notre royaume. Vous savez, ces personnes charmantes aux parures diaphanes. Les paillettes qui clignent autour d’elles quand elles battent des ailes, tout cela, oui, tout cela Nous plaît beaucoup. C’est plus festif, voyez-vous, c’est comme des feux de Bengale…”.

“Et puis vous pourriez les donner comme marraines à l’enfant, afin qu’il bénéficie de toutes les perfections imaginables”, lance un touriste japonais.

“Excellente idée, vraiment. Oui, excellente, Nous devons bien le reconnaître. Nous vous nommons, cher Monsieur, conseiller es baptême et autres sacrements, rituels de passage et jalons d’existence”

“Sire, c’est trop d’honneur”.

“Allons, allons. Ne vous faites pas prier : venez donc à nos diamants vous écorcher un peu les lèvres”.

- J’ai été l’amant de Lady Chaterley. J’ai été l’amant de la Chine du Nord. J’ai été l’amant de la vérité, de la vie, de la liberté. J’ai été l’amant d’un soir. J’ai été l’amant de ma femme et de beaucoup d’autres qui ne m’appartenaient pas…

Je leur ai dit tout cela, à cette jolie fille, Georgette; et à l’autre là, bardées de toutes les perfections.

- Pénétrer dans la forêt profonde, venir jusqu’au bord de l’étang, aller jusqu’à entrer dans l’eau, au moins jusqu’à la taille, en se blessant à la tranche des joncs, les pieds soumis à la caresse obscène de la vase… Ce qu’elles cherchaient, mon vieux, touchait au fond des choses. Elles en avaient après le mystère de la contingence. “Suis-je la fille à papa?” : voilà la question qui poussait la Princesse dans la flotte. Elle se frayait un chemin dans le marais de sa généalogie.

- Mais Georgette alors?

- Sa camériste la suivait. Comme en d’autres occasions. Et portant toujours l’abnégation en sautoir.

- Moi je dis qu’elles voulaient voir, qu’elles voulaient sentir, qu’elles voulaient toucher. De tous les pores de leur peau, elles respiraient la curiosité sensuelle. Car j’ai été le papillon des unes et des autres, le collectionneur des fleurs les plus rares et les plus odorantes. Sur mes lèvres elles venaient goûter le Prince charmant!

- Alors elles vous ont demandé si vous aviez été l’amant de la reine, si ça vous était arrivé les tagadas tsouin-tsouin avec elle, etcaetera, etcaetera.

- Je vous en prie, monsieur l’inquisiteur. Je vous ai tout dit déjà. Je ne veux plus repeindre encore le tableau de la reine au bain. Embrassez-moi, rendez-moi mes formes aristocratiques, ma jolie gueule et ma délicatesse. Ou, si ça vous dégoûte, remettez-moi à ma place, sur mon nymphéa. De grâce monsieur l’inquisiteur, je n’en peux plus d’être ficelé sur cette planche et puis ça n’a rien de plaisant d’avoir tout ce persil dans le derrière.

- Regarde, regarde les gants blancs que je porte aujourd’hui; le fil de soie le plus riche les compose à proportion vertigineuse de 95%, le reste étant laissé au 5% de Spandex™ pour mettre le holà à d’irrémédiables variations formelles. Ils s’adaptent parfaitement à mes mains et en soustraient les callosités disgracieuses aux mirettes émotives de ma patronne, la Princesse.

- Te traite-t-elle mieux ainsi, vêtu de cette livrée de majordome, que couvert de haillons? On le dirait en tout cas à contempler ta démarche altière. Ecoute comme avec sa clochette elle t’intime de venir la servir tandis qu’elle papote avec sa camériste.

- Regarde, regarde, les cuisses de grenouille sautées à l’ail dont je préserve la chaleur sous ce couvercle en argent. C’est cette merveille gastronomique qu’elles réclament à coups de carillon, d’autant plus désirantes que c’est leur propre chasse.

- Un Prince charmant à l’ail et au persil, légèrement déglacé au vin blanc avec un filet de jus de citron, sel et poivre du moulin, n’est-ce pas?

- La recette est secrète, je ne compte pas braver l’interdit.

- As-tu entendu l’acte d’accusation? Qu’a-t-il donc fait, l’andouille, pour en arriver là?

- Dans cette sauce odorante qui tiédit? Regarde, regarde cette coupure de presse : tentative de french kiss sur la personne de son altesse Fleur d’Épine, assortie de diffamations de la famille royale en la personne de feu son altesse Isabelle.

- Ecoute, mon ami. Comme la thermodynamique te presse de t’acquitter du service, va vite porter ton plat à ces demoiselles. Nous parlerons ensuite.

- Regarde, regarde comme je file à grandes enjambées vers la salle à manger tapissée de Goblins, vers la table dressée d’argenterie, de cristaux, de faïences.

- Et il va – ses talons claquant sur le marbre – poussé par la peur de décevoir sa maîtresse. N’entends-je pas le sifflement de ses bronches tandis qu’il aspire au sentiment du devoir accompli?

Raconter le banquet après le baptême. Comment faire? Comment raconter. Il faudrait dire. Il faudrait que moi, Isabelle, je dise. Que je dise ce qui s’est produit lors du banquet, après le baptême. Je devrais utiliser des mots, des mots que je ferais miens par la manière de les employer, par ma façon de leur faire dire comment ça s’est passé. Il faudrait que je fasse ça bien, c’est-à-dire…, à savoir… selon un certain enchaînement, qui pourrait être chronologique par exemple, mais qui ne devrait pas l’être nécessairement, non, car la succession pourrait suivre une autre logique, qui serait avant tout choisie pour son efficacité à produire une impression vivace de la particularité de ce banquet, encore que je pourrais au contraire souligner ce qu’il avait de convenu et de banal, son côté anonyme pour ainsi dire ; mais ça impliquerait un projet plus large de mise en scène, de mise en scène de l’ennui ou de quelque chose comme ça, étant donné qu’on s’attend encore, oui, longtemps après Flaubert, à ce qu’il y ait de l’exceptionnel encore, et de l’inédit encore, quand quelqu’un se donne la peine de raconter un épisode, d’exprimer... L’’important, c’est le vivace! L’important, c’est : “faut que ça en jette”. Même si ça ne bouge pas. J’ai lu, vu, entendu peut-être, que l’immobilité n’était que le mouvement infiniment ralenti. Bref, raconter l’épisode du banquet, ça veut dire que moi, Isabelle, il faut que je mette en mots et que je dispose harmonieusement tout un tas d’éléments, tout un tas de données. Les fées – sept fées, peut-être douze. Le couteau à manche de diamant et de rubis avec étui d’or massif que, chacune, elles reçoivent. La fée Dolorès, la surnuméraire, qui débarque à l’improviste au milieu des fastes. Sa terrible scène de jalousie. L’affront qu’on l’ai oubliée. Le refroidissement de l’atmosphère. La beauté que les autres fées offrent à la petite. L’esprit qu’elles lui insufflent. La grâce dont elles la badigeonnent. Les talents de chanteuse, de danseuse, d’instrumentiste, de pilote de chasse, de coureuse de fond, de critique littéraire, de numismate dont elles lui enflent la tête, sans retenue aucune maintenant qu’est franchi mon col utérin. La malédiction de Dolorès. L’anathème qu’elle prononce. Que notre fille se blessera à la pointe d’un fuseau et la mort qui s’en suivra. Ce cliché psychanalytique. L’assistance en pleurs, cette meute de crocodiles compacts. La fée providentielle qui n’avait encore rien offert et convertit la mort de notre enfant en sommeil séculaire. La promesse d’un héritier royal en guise de radio-réveil. Tout ça. Tout ça, il faut que je le mue en phrases. Que je le rende palpitant pour attirer le lecteur vers le dénouement de l’histoire. Commencer peut-être par “il était une fois”?

Renversées sur nos chaises, le ventre entre les mains, le retenir d’éclater.

Les assiettes vides, repoussées, au centre de la table, cernées par les plis de la nappe en bataille.

Fleur d’Épines, la Princesse, dit : “j’ai mangé comme un porc”.

Moi, la camériste, je dis : “pareil”.

Par surprise, je double le valet de pied et vide dans nos verres gras le dernier quart de Clos Vougeot. Nous trinquons – ting ! - avant de porter le liquide à la lumière.

J’ai les lèvres mauves et la langue raide : “une bien belle robe qu’il a ce vin”.

“Cent ans il a dormi pour en arriver là”.

“En tout ce temps, il aurait pu tourner en vinaigre”.

“Oui, Georgette. D’aucuns finissent avec moins de panache”.

“Doit-on les en blâmer ?”